DÈIANEIRA.
C'est une parole antique et bien connue dans la bouche des hommes, qu'on ne saurait dire, avant qu'il soit mort, si la vie de chacun a été bonne ou mauvaise. Mais, moi, je sais, avant d'aller dans le Hadès, que ma vie a été malheureuse et lamentable, moi qui, habitant encore Pleurôn, dans la demeure paternelle d'Oineus, ai souffert, plus que toute vierge Aitolienne, une très cruelle angoisse, à cause de mes noces. En effet, mon prétendant était un fleuve, Akhélôos, qui, revêtu d'une triple forme, me demandait à mon père. Tantôt, il venait tel qu'un taureau, tantôt, comme un dragon souple et changeant, tantôt comme un homme à tête de taureau, et de son menton poilu les eaux ruisselaient comme d'une source. En attendant un tel époux, malheureuse, je désirais toujours mourir plutôt que d'entrer dans son lit ; mais, à ma joie, survint plus tard l'illustre enfant de Zeus et d'Alkmèna, qui lutta contre Akhélôos et me délivra. Je ne raconterai pas les faits de ce combat ; je les ignore, en effet. Qu'il les raconte, celui qui assista sans crainte à ce spectacle. Pour moi, j'étais assise, épouvantée, craignant que ma beauté me portât malheur. Enfin, Zeus, qui règle les combats, donna à celui-ci une heureuse fin, si je puis la dire heureuse ; car, depuis le jour où je fus choisie pour entrer dans le lit de Hèraklès, je vais de terreurs en terreurs, toujours anxieuse de sa destinée, et la nuit qui dissipe mes angoisses m'en apporte de nouvelles. Nous avons procréé des enfants, mais il ne les a vus que rarement, tel qu'un laboureur qui possède un champ éloigné ne voit celui-ci que lorsqu'il l'ensemence ou qu'il le moissonne. Telle est la destinée qui ramène Hèraklès en sa demeure et l'en fait sortir, toujours au service de quelque maître. Et maintenant qu'il a accompli ses travaux, je suis en proie à de plus grandes terreurs. En effet, depuis qu'il a tué la force d'Iphitos, ayant été chassés, nous habitons ici, chez un hôte Trakhinien ; mais nul ne sait où est Hèraklès. Il est parti, me laissant d'amères inquiétudes, et je crains qu'il lui soit arrivé quelque malheur ; car il n'y a pas peu de temps, mais il y a quinze mois qu'il est parti et qu'il n'a envoyé aucun message. Il est arrivé sans doute quelque grand malheur, si j'en juge par ces tablettes qu'il m'a laissées en partant, et je prie les dieux qu'elles ne me soient pas une cause de misère.
LA SERVANTE.
Maîtresse Dèianeira, je t'ai vue déjà, par des lamentations et d'abondantes larmes, déplorer le départ de Hèraklès ; mais, s'il est permis aux esclaves de conseiller les personnes libres, je puis te dire quelques paroles. Ayant tant d'enfants, pourquoi ne pas envoyer quelqu'un d'entre eux rechercher ton époux, et surtout Hyllos qui doit le souhaiter, s'il a quelque souci du salut de son père ? Voici qu'il rentre lui-même d'un pied rapide dans la demeure. C'est pourquoi, si mes paroles sont opportunes, tu peux user de son aide et de mes conseils.
DÈIANEIRA.
Ô fils, ô enfant, ceux de vile naissance peuvent dire de sages paroles. Cette femme, en effet, bien qu'elle soit esclave, a parlé comme une personne libre.
HYLLOS.
Qu'est-ce ? fais que je le sache, mère, s'il m'est permis de le savoir.
DÈIANEIRA.
Elle dit qu'il est honteux de ne pas t'informer où est ton père absent depuis un si long temps.
HYLLOS.
Mais je le sais, si on peut en croire la rumeur de tous.
DÈIANEIRA.
Et en quel lieu de la terre, fils, as-tu appris qu'il s'était arrêté ?
HYLLOS.
On dit qu'en ces derniers temps, durant toute une année, il a servi une femme Lydienne.
DÈIANEIRA.
S'il a souffert cela, que ne peut-il pas avoir souffert !
HYLLOS.
Mais j'ai su qu'il était sorti de cet esclavage.
DÈIANEIRA.
Où dit-on qu'il est maintenant vivant ou mort ?
HYLLOS.
On dit qu'il marche ou qu'il va marcher vers la terre Euboïde, contre la ville d'Eurytos.
DÈIANEIRA.
Sais-tu, ô fils, qu'il m'a laissé des oracles certains sur ce pays ?
HYLLOS.
Lesquels, mère ? Je les ignore.
DÈIANEIRA.
Il y rencontrera son jour suprême, ou bien, ce dernier combat terminé, il devra passer le reste de sa vie paisiblement et heureusement. Donc, fils, puisqu'il se trouve en un tel danger, n'iras-tu pas à son aide ? Aussi bien, s'il a la vie sauve, nous serons sauvés, ou nous périrons d'une même mort.
HYLLOS.
J'irai, mère. Si j'avais connu les paroles de cet oracle, je l'aurais rejoint depuis longtemps. Maintenant la destinée connue de mon père ne me permet pas de craindre ou d'hésiter davantage.
DÈIANEIRA.
Va donc, ô enfant, car, même à qui vient trop tard, une heureuse nouvelle apporte un gain assuré.
LE CHŒUR.
Strophe I.
Toi que la nuit pleine d'astres fait naître en disparaissant, ou endort dans son lit, Hélios, flamboyant Hélios, je te supplie, ô brûlant d'un éclat splendide, afin que tu me dises où habite le fils d'Alkmèna ! Est-il retenu dans les gorges de la mer ou sur l'un des deux continents ? Dis, ô toi qui excelles par les yeux !
Antistrophe I.
J'apprends, en effet, que Dèianeira qu'ont disputée deux rivaux, triste en son âme, et telle que l'oiseau malheureux, ne ferme plus jamais ses paupières affligées qui ne cessent de répandre des larmes ; mais que, troublée par le souvenir et le souci de l'homme absent, inquiète, elle se consume sur son lit veuf, prévoyant quelque destinée mauvaise et lamentable.
Strophe II.
Car, de même qu'on voit, en haute mer, sous l'infatigable Notos ou Boréas, les flots innombrables succéder aux flots, de même, tel que la mer Krètique, le Kadmogène poursuit et accroît les travaux de sa vie, mais quelque dieu le sauve toujours et l'écarte des demeures d'Aidès.
Antistrophe II.
Ainsi, te blâmant pour cela, je te contredirai et te plairai à la fois. Je dis que tu ne dois point rejeter une heureuse espérance. En effet, le Kronide, le modérateur universel, n'a point donné aux mortels une vie sans douleur ; mais les misères et les joies se déroulent pour tous, comme les routes circulaires de l'Ourse.
Épôde.
Ni la nuit pleine d'astres, ni la misère, ni les richesses ne durent toujours pour les mortels, mais elles s'en vont promptement, et il arrive à chacun de se réjouir et de souffrir. C'est pourquoi, reine, je veux que tu gardes l'espérance, car qui a jamais vu Zeus ne point s'inquiéter de ses enfants ?
DÈIANEIRA.
Tu viens à moi, je pense, au bruit de mon malheur. Puisses-tu ne jamais savoir, en souffrant de tels maux, combien mon cœur est déchiré : car, maintenant, tu ne le sais pas. La jeunesse grandit en sûreté et vit d'une vie tranquille ; ni l'ardeur du dieu, ni la pluie, ni les vents ne la troublent. Mais elle accroît sa vie dans les délices, jusqu'à ce que la vierge devienne femme, et, dans l'espace d'une nuit, prenne sa part de nos peines. Elle saurait alors, connaissant son propre mal, à quels maux je suis en proie. À la vérité, je me suis déjà lamentée au sujet de nombreuses douleurs, mais il en est une plus amère que toutes et que je vais dire. Quand le roi Hèraklès quitta sa demeure, à son dernier départ, il y laissa d'anciennes tablettes sur lesquelles étaient écrites des paroles qu'il n'avait jamais eu, en son esprit, le soin de m'adresser auparavant ; car il avait coutume de partir, sûr d'accomplir son œuvre et certain de ne point mourir. Et maintenant, comme s'il ne vivait déjà plus, il a fait ma part des biens nuptiaux et marqué pour chacun de ses fils une portion de la terre paternelle. S'il reste absent quinze mois entiers depuis son départ de ce pays, il faut qu'on le tienne pour mort dans l'intervalle ; mais s'il échappe heureusement à ce terme, il vivra tranquillement désormais. Telle est la fin que les dieux ont marquée aux travaux de Hèraklès, comme l'antique hêtre Dodônien l'a déclaré autrefois par la voix des deux colombes. Et voici que la vérité de ces choses va être prouvée par ce qui va arriver. C'est pourquoi, ô chères, tandis que je repose en un doux sommeil, je bondis, épouvantée, redoutant de survivre au plus grand des hommes.
FIN DE L’EXTRAIT